Lors des dernières élections présidentielles françaises, la droite a bénéficié d’une union sacrée républicaine mobilisée pour défendre les valeurs de la démocratie face au péril fasciste. C’est dans un large consensus que Chirac a été plébiscité par 80 % des électeurs. Une grande partie des forces de gauche avait accepté d’appeler à cet élan national en promettant qu’une fois débarrassé de l’extrême droite, ils descendraient dans la rue pour défendre leurs acquis si ceux-ci devaient être menacés. Contrairement à ce que dit la chanson, ce ne fut que deux petits tours et puis s’en vont… La rentrée sociale s’est bornée à quelques défilés bien ordonnés, scandant une opposition plus formelle que porteuse d’une critique ne serait-ce que de la politique gouvernementale. Ne reste qu’un large consensus. malgré la rupture du contrat qui le rendait crédible (pouvoir d’achat, couverture sociale, services publics, l’illusion de l’égalité des chances dans l’éducation nationale, la médecine pour tous, les retraites, les licenciements). Le consensus perdure bien que les antagonismes de classes soient toujours présents. Là où avant il s’agissait de se réapproprier au moins l’outil de production, quelquefois d’abolir les classes sociales, il s’agit désormais de défendre ce que l’on possède individuellement ou corporativement : « ce n’est plus le producteur qui est mis en avant dans la personne du travailleur, mais le citoyen. Jusque dans les années soixante, le militant syndical qui s’occupait du secours populaire, d’organisations antifascistes, de défense des prisonniers ou de solidarité avec le tiers-monde… n’effectuait cela que comme individu moyen défini par son appartenance de classe et non comme individu abstrait appartenant à la société comme communauté politique des citoyens… Le citoyen définit une communauté plus large que la classe à partir non des individus singuliers mais des individus isolés. Plus les individus dans leurs rapports sont isolés, plus la communauté qu’ils définissent et large et abstraite, plus l’ectoplasme citoyen a du champ devant lui. » La gauche plurielle est passée maître dans l’art de dissimuler les contradictions internes de l’exploitation capitaliste : en 20 ans de pouvoir socialiste elle a su faire accepter à une très large majorité de se faire exploiter pour le bien être de quelques uns. Mauroy, premier ministre de Mitterand en 81 avait pourtant annoncé la couleur : « les chefs d’entreprise comprendront-ils que la gauche au pouvoir apporte aux entrepreneurs ce que la droite n’a jamais pu leur assurer : un climat social de négociations et non d’affrontements, une planification qui balise l’avenir ». Les patrons deviennent des patrons de proximité et les détenus des citoyens, autour du “tous ensemble” chacun a sa place. Marx pensait que le prolétariat viendrait à bout des classes sociales, force est de constater que c’est la bourgeoisie et ses valeurs qui donnent l’illusion d’une société sans classes.
Après la deuxième guerre mondiale, la volonté du capitalisme d’intensifier sa production industrielle a permis aux ouvriers d’accéder à une consommation de masse (salariat, crédits…). Il atteignait du même coup ses deux objectifs, faire taire la contestation ouvrière en lui donnant l’illusion d’appartenir au clan des propriétaires tout en l’accablant de crédits et d’autre part de généraliser le processus de marchandisation en produisant de plus en plus pour générer plus de profits. Pour parvenir à faire croire à un travailleur précaire qui se sert la ceinture pendant vingt ans pour posséder un petit pavillon à crédit qu’il aurait des intérêts communs avec un gros propriétaire foncier ou industriel, il faut lui faire oublier que ce qu’il possède est dérisoire : l’individualisation que génère obligatoirement la propriété privée ajouté à la propagande sécuritaire qui véhicule la peur de l’autre fait que les quelques miettes que l’on acquiert deviennent de l’or, juste parce qu’on croit qu’il faut les défendre.
Les droits de l’homme et la propriété
Le pivot idéologique du contrat social des sociétés occidentales est les droits de l’homme : c’est en leur nom que les guerres les plus terribles sont perpétrées, que les Etats torturent, obligent à travailler et que la marchandise supplante les rapports sociaux préexistants. Les droits de l’homme ne sont ni une nouveauté, ni un progrès ; ils datent de la fin du xviiie siècle, époque où ils traduisaient la suprématie de la bourgeoisie et de sa raison d’être : la propriété. Faut-il rappeler que dans la doctrine des droits de l’homme, la vie et la liberté elle-même n’ont de sens que dans le concept de propriété. Les premiers à l’avoir posé comme fondement d’un régime politique sont les américains avec la déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776 qui stipule que « tous les hommes naissent égaux et sont gratifiés par le créateur de certains droits inaliénables dont font partie la vie, la liberté et la recherche du bonheur » (Thomas Jefferson). Deux ans après, les auteurs de la constitution américaine remplace dans le texte « la recherche du bonheur » par « le droit à la propriété ». La révolution française de la même façon bénéficia à la classe bourgeoise qui domine depuis notre société : ce groupe en période de conquête de pouvoir économique avait besoin pour la manufacture et pour l’échange des richesses d’une société où disparaissent les particularismes individuels et géographiques comme les logiques autres que celles du profit. Portalis, l’un des rédacteurs du Code civil écrivait que la propriété était bien la cause de ce code : « tous les titres du Code civil ne sont que le développement des règles relatives à l’exercice du droit de propriété ; ce qui prouve déjà que la propriété est la base de toute législation, la source de toutes les affectations morales et de toutes les jouissances auxquelles il est permis à l’homme d’aspirer ». Ce qu’il a fallu mettre en place, c’est un système qui permette qu’un individu soit le salarié de la fabrique et non plus le sujet d’un suzerain : ce même code (art. 1 788) prévoyait que dans les relations de travail l’employeur était cru sur parole, tandis que le salarié devait amener les preuves de ses dires.